Un front d'un tout nouveau genre

02 août 2019
Dr. Karen Breeck.
En tant que médecin militaire, Karen Breeck connaît les problèmes de santé propres aux femmes militaires. Photo : Jane Chytil


Assise dans un restaurant du centre-ville d’Ottawa, la Dre Karen Breeck doit encore marquer un temps d’arrêt pour se ressaisir lorsqu’on lui pose des questions sur sa transition de la vie militaire à la vie civile il y a dix ans. Un seul coup de fil a suffi. Soudainement, sa carrière de 20 ans comme médecin de l’air dans les Forces armées canadiennes (FAC) a pris fin. « Je ne suis pas sûre de vouloir en parler », confie-t-elle. « Ça s’est mal passé. J’aurais aimé avoir accès à tous les bons programmes qui sont maintenant offerts aux militaires.»

Au cours des dernières années, le Canada a commencé à améliorer son programme de transition militaire et son programme à l’intention des vétérans. La situation s’est donc améliorée depuis que la Dre Breeck a quitté l’armée. Mais en ce qui a trait aux besoins particuliers des vétéranes, les programmes offerts demeurent lacunaires.

Les femmes sont entrées dans l’armée canadienne pour la première fois il y a plusieurs décennies, mais les choses ont beaucoup changé en 1989 lorsque le gouvernement a ouvert la porte aux femmes dans la plupart des groupes professionnels militaires. Le nombre de femmes au sein des forces armées a commencé à augmenter et elles ont commencé à occuper des emplois qui, dans le passé, étaient réservés aux hommes. Au cours des dernières années, ces premières vagues de femmes ont joint les rangs des vétérans du Canada.

Tout comme les militaires ont dû s’adapter aux femmes en modifiant des éléments comme l’équipement conçu pour les hommes, c’est maintenant Anciens Combattants Canada (ACC) qui doit adapter les programmes de transition et aider les femmes. Certains de ces besoins spéciaux sont d’ordre médical, par exemple l’incontinence causée par le port de lourds sacs à dos, l’exposition à des toxines environnementales, l’infertilité, les traumatismes sexuels liés au service militaire, les dommages causés par des équipements comme les casques de pilotes qui conviennent aux hommes, mais sont si lourds qu’ils blessent le cou des femmes.

D’autres sont d’ordre plutôt psychologique ou sociétal, notamment le sans-abrisme, le suicide, les niveaux de revenus inférieurs à leurs collègues masculins, et l’absence de groupes de counseling à l’intention des vétéranes.

Un article rédigé pour la Bibliothèque du Parlement par l’analyste Isabelle Lafontaine- Émond indique que deux groupes ont des taux d’emploi plus faibles et des baisses de revenu plus importantes lorsqu’ils quittent l’armée : ceux qui sont libérés pour raisons médicales et les vétéranes. «Trois ans après leur libération des FAC, les femmes avaient un revenu total de 21 % inférieur à celui qu’elles touchaient dans les FAC, alors que les hommes avaient exactement le même revenu. Quant au salaire moyen gagné après trois ans, il était de 51 % moins élevé chez les femmes, comparativement à 34 % moins élevé chez les hommes », a-t-elle constaté.


« Les chercheures qui s’intéressent à l’intégration d’une perspective genrée (gender mainstreaming) dans la recherche militaire estiment qu’une politique aveugle aux questions de genre produit des résultats discriminatoires et rend ainsi l’expérience des femmes plus difficile qu’elle ne doit l’être.»


L’article soutient qu’il faut adopter des approches distinctes pour les femmes et les hommes : « Les chercheures qui s’intéressent à l’intégration d’une perspective genrée (gender mainstreaming) dans la recherche militaire estiment qu’une politique aveugle aux questions de genre produit des résultats discriminatoires et rend ainsi l’expérience des femmes plus difficile qu’elle ne doit l’être.»

La professeure adjointe à l’Université Mount Saint Vincent à Halifax Maya Eichler a fait des recherches sur la transition de la vie militaire à la vie civile. Elle affirme que l’ancien système des vétérans et la nouvelle Charte des anciens combattants adoptée en 2006 ont une chose en commun : l’aveuglement par rapport au genre. « Nous essayons de répondre aux besoins uniques des vétéranes, mais ACC, les FAC et le ministère de la Défense nationale (MDN) fonctionnent comme si le sexe n’était pas une catégorie pertinente depuis si longtemps qu’il faut surmonter un héritage remontant à loin pour penser aux besoins particuliers des vétéranes.»

En l’absence d’action de la part des militaires et du gouvernement, le secteur caritatif est intervenu pour combler certaines lacunes, enchaîne Mme Eichler. « Les premiers programmes que nous avons constatés pour les femmes étaient offerts, par exemple, par le Réseau de transition des vétérans. Il a été l’un des tout premiers groupes à offrir des services propres aux femmes. Et, bien entendu, on a mis sur pied des groupes de soutien par les pairs également, mais l’initiative venait du secteur caritatif, pas du gouvernement.»

Mais selon Mme Eichler, les choses ont commencé à changer. « Je pense que le sujet suscite plus d’intérêt, surtout à cause du rapport de [l’ancienne juge de la Cour suprême du Canada Marie] Deschamps. Il a vraiment mis en lumière la question des expériences des vétéranes et des survivantes de traumatismes sexuels dans les forces armées, de sorte que les militaires prennent la question plus au sérieux. Nous avons aussi constaté qu’un plus grand nombre de vétéranes ont organisé et mis sur pied leurs propres groupes de soutien par les pairs. Ensuite, la recherche s’est penchée de beaucoup plus près sur cette question.»

Parmi ceux qui y prêtent plus d’attention, mentionnons le gouvernement libéral actuel, qui s’est fixé comme objectif d’augmenter le pourcentage de femmes dans l’armée de 15 à 25 %. Le gouvernement dit être conscient du problème et veut améliorer la situation des femmes qui ont servi leur pays.

Alex Wellstead, attaché de presse du ministre des Anciens Combattants Lawrence MacAulay, dit que le gouvernement a planifié un forum des vétéranes en mai pour entendre les femmes militaires et les vétéranes au sujet du problème des blessures sexospécifiques et des inégalités qu’elles entraînent en matière de soins et de prestations.

« L’objectif du Forum des vétéranes est d’entendre directement celles-ci témoigner de leurs expériences et de recueillir leurs suggestions sur la meilleure façon d’élaborer des politiques et des programmes qui répondent à leurs besoins particuliers », explique M. Wellstead. « L’objectif principal est de quitter le forum avec des idées concrètes sur la façon d’aller de l’avant : comment ACC peut-il mieux communiquer avec la population des vétéranes? Quelles sont les priorités de celles-ci, sur lesquelles on pourrait s’attaquer à court, à moyen et à long terme? Même si les programmes d’ACC sont conçus pour répondre aux besoins uniques de tous les vétérans, nous reconnaissons qu’il faut en faire plus pour les vétéranes.»

La col Nishika Jardine dit que le programme
de transition pourrait être amélioré lorsqu’il
s’agit d’aider des gens comme elle à traduire
leur expérience militaire en CV civils.

La col Nishika Jardine dit que le
programme de transition pourrait
être amélioré lorsqu’il s’agit d’aider
des gens comme elle à traduire
leur expérience militaire en CV
civils. Photo : Nishika Jardine

La col Nishika Jardine est l’une de celles qui ont bénéficié du nouveau programme de transition militaire, qui accorde aux militaires une période de six mois pour les aider à passer de la vie militaire à la vie civile. C’est très différent de la pratique du passé, dit-elle. « On n’en parlait jamais. Les gens quittaient l’armée, tout simplement. En 30 jours, ils étaient partis.»

Mme Jardine, qui est l’une des premières femmes diplômées du Collège militaire royal du Canada et a 55 ans, a servi dans le Corps royal du génie mécanique et électrique de l’armée pendant 37 ans, dont un an en Afghanistan. Elle a été libérée pour raisons médicales en mai. « J’étais démolie, je présume. Le service militaire semble être plus dur pour les femmes. Je pense qu’il nous bousille plus le corps.»

Six mois avant sa libération, Mme Jardine a été transférée dans un centre de transition qui lui a permis de rester au sein de la famille militaire pendant qu’elle se préparait à la vie civile. Pendant ce temps, on lui versait son plein salaire et elle avait le choix d’aller à l’école, de trouver un emploi ou de « faire tout ce qu’il fallait pour me préparer à ma nouvelle vie civile. J’ai eu beaucoup de soutien. Le centre de transition était excellent. J’avais une infirmière gestionnaire de cas qui m’a guidée dans toutes les démarches médicales et m’a expliqué comment communiquer avec Anciens Combattants Canada et obtenir mes demandes de prestations d’invalidité. J’ai eu beaucoup d’aide avec cela.»

Mme Jardine est à la recherche d’un emploi de cadre ou de coach en leadership, mais dit que le programme de transition pourrait être amélioré lorsqu’il s’agit d’aider des gens comme elle à traduire leur expérience militaire en CV civils.

Trouver un médecin civil après des années pendant lesquelles on pouvait compter sur des médecins militaires est un autre défi, souligne-t-elle. «Au moment même où mes besoins médicaux augmentent parce que je suis libérée pour raisons médicales, que je suis dans la cinquantaine et que j’ai besoin d’un médecin de famille, je n’arrive pas à en trouver un et il est vraiment difficile de faire le tour des cabinets de médecin et de supplier.»

« Si le gouvernement ne pouvait poser qu’un seul geste pour les militaires, il devrait alors les aider à trouver un médecin de famille.»

La cap Kate Pentney, une pilote qui quittera l’armée à l’automne avec une lésion de la moelle épinière à la suite de son service, pense aussi beaucoup aux soins médicaux. « J’aimerais que quelqu’un gère mes soins. J’aimerais un guichet unique qui gère tous mes spécialistes, toutes mes ordonnances, tous mes soins et qui s’assure que je ne fais pas de surdose ou d’autres problèmes de ce genre.»

Mme Pentney s’est fait dire que son état s’aggravera avec le temps et a modifié sa maison pour se préparer à l’avenir. Elle mentionne cependant qu’elle bénéficierait de plus d’aide pour la garde d’enfants. « Je pense qu’Anciens Combattants Canada va très bien prendre soin de moi. On sait que je suis esquintée. On sait que mon cas s’en vient.»

Toutefois, Mme Pentney indique que le programme de transition n’est pas aussi bien adapté qu’il pourrait l’être pour les personnes dans sa situation. Elle dit que le programme porte principalement sur la préparation aux emplois civils, alors qu’elle sait qu’il est peu probable qu’elle recommence à travailler. « Cela a été dur.»

En tant que médecin militaire, la Dre Breeck — membre de l'Association nationale des retraités fédéraux depuis 2009 — a été témoin de première main de certains des problèmes de santé propres aux femmes militaires. « Statistiquement, les femmes sont plus souvent blessées que les hommes. Nous sommes libérées pour raisons médicales à un taux plus élevé que les hommes. ACC met plus de temps à prendre des décisions concernant les demandes des femmes.» Parmi les problèmes, mentionnons l’infertilité, les fausses couches, les mortinaissances, l’incontinence causée par l’effort, l’exposition aux produits chimiques, les blessures répétitives, les problèmes musculo-squelettiques, les traumatismes sexuels liés au service militaire et le trouble de stress post-traumatique (TSPT).

Pour ce qui est du counseling, la Dre Breeck indique que les vétéranes finissent par être regroupées avec leurs collègues masculins ou qu’on leur demande de se joindre à des groupes conçus pour les épouses civiles des officiers militaires. Cependant, les femmes militaires ne font pas vraiment partie de l’un ou l’autre groupe. « Nous savons que les groupes de pairs sont importants. Nous savons que la thérapie de groupe est importante. Nous savons que, pour la thérapie de groupe, les hommes réussissent mieux dans les groupes mixtes. Les femmes réussissent mieux dans les environnements sans hommes. Elles ont besoin de cet espace sûr.»

La Dre Breeck évoque aussi des problèmes de communication entre les Forces armées et Anciens Combattants, lorsqu’il s’agit de déterminer qui devrait s’occuper d’une situation ou de problèmes médicaux pouvant être liés au service. « Nous en finissons toujours avec des femmes qui ne sont pas tout à fait rétablies.»

Parfois, ce n’est qu’après avoir quitté l’armée que les vétéranes apprennent l’existence d’un problème à long terme. La Dre Breeck précise que les médecins n’ont pas nécessairement la formation pour déterminer si un problème comme l’infertilité peut être lié à l’exposition à des produits chimiques en milieu de travail. « Qu’ils soient militaires ou civils, nos fournisseurs de soins de santé ne sont pas au courant. Même si vous trouvez la bonne personne qui fait la bonne recherche et qui obtient le bon document pour indiquer qu’elle appuiera une mesure quelconque, le document est ensuite acheminé à ACC, où il n’y a ni bureau pour la santé des femmes ni d’[experts] dans ce domaine. C’est pour cela, à mon avis, que le traitement des réclamations des femmes prend beaucoup plus longtemps, car personne ne sait quoi faire.»

Ancienne retraitée migratrice, Karen Breeck
mentionne que le gouvernement a pris des
mesures pour régler les problèmes individuels
des vétéranes, mais qu’une refonte plus
systémique du haut vers le bas des programmes
destinés aux vétéranes s’impose.

Ancienne retraitée migratrice, Karen
Breeck mentionne que le gouvernement
a pris des mesures pour régler les
problèmes individuels des vétéranes,
mais qu’une refonte plus systémique
du haut vers le bas des programmes
destinés aux vétéranes s’impose.  
Photo : Ken Lin

Selon la Dre Breeck, les vétéranes sont plus susceptibles d’être célibataires, mères monoparentales ou mariées à un autre militaire, ce qui signifie que leur conjoint civil n’est pas aussi libre de défendre leurs besoins qu’un civil le peut. «Alors, si nous sommes parties et que nous sommes démolies, beaucoup d’entre nous sont seules et célibataires. Sans énergie pour nous battre.»

La Dre Breeck indique que le gouvernement a pris des mesures pour régler les problèmes individuels des vétéranes au fur et à mesure qu’ils surviennent, mais qu’il manque une refonte plus systémique du haut vers le bas des programmes destinés aux vétéranes.

« Ils ont été conçus par des hommes, pour des hommes, à propos des hommes. Donc, chaque fois que les femmes ont eu des problèmes en cours de route, nous devons trouver ces solutions, du bas vers le haut.»

À titre comparatif, les vétéranes des États-Unis sont mieux organisées et le gouvernement a mis davantage de mesures en place pour les aider, dit la Dre Breeck. «Aux États-Unis, il y a un bureau de la santé des femmes dans l’armée, mais aussi à [Anciens combattants]. Si je suis une femme et que je suis vétérane aux États-Unis, si je pense que j’ai un problème de femme, cela pourrait-il être lié? Mon infertilité est-elle liée au service? Je peux composer un numéro 1-800. J’ai des ressources. J’ai des recherches.»

En fin de compte, la Dre Breeck espère que l’expérience de celles qui ont déjà servi et qui peuvent maintenant parler de leurs expériences entraînera des améliorations pour celles qui suivent leurs traces. « Ce n’est même pas pour nous », lance-t-elle. « Nous voulons améliorer les choses pour la prochaine génération.»

 

L’article complet a paru dans le numéro d'été 2019 du magazine Sage