Fin de parcours

02 janvier 2020
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En matière de divorce, « la soixante-dizaine est la nouvelle trentaine », selon l’avocat de la famille Rick Peticca.

Un récent sondage réalisé par son cabinet torontois Shulman Law a identifié le groupe des 60 ans et plus comme le segment de sa clientèle ayant connu la croissance la plus rapide au cours de la dernière décennie, ce qui reflète le maintien de la tendance aux divorces gris que suggère le dernier examen des données de Statistique Canada sur l’état matrimonial. L’organisme a constaté que l’augmentation du nombre de couples âgés qui se séparaient avait entraîné à l’échelle nationale une hausse graduelle de l’âge moyen des parties à un divorce entre 1991 et 2008, âge qui a bondi de 35,7 à 41,9 ans pour les femmes et de 38,3 à 44,5 ans pour les hommes.

« Les gens vivent plus longtemps, mais ils se sentent plus jeunes, et la perspective de trouver un autre partenaire potentiel ne les inquiète plus autant », observe M. Peticca. « Généralement, la situation empire peu à peu au fil de nombreuses années sans que l’on s’en aperçoive. Intentionnellement ou involontairement, les relations sont négligées, jusqu’au point de rupture. »

La médiatrice torontoise Marion Korn estime que les changements sociaux découlant de la remise en cause radicale des préjugés associés au divorce et la hausse en flèche du taux d’emploi des femmes appartenant à la génération du baby-boom constituent l’élément clé de cette tendance, qui devrait se maintenir pendant au moins les dix prochaines années. Coauteure de When Harry Left Sally: Finding Your Way Through Grey Divorce (2013) avec la planificatrice financière Eva Sachs, Mme Korn explique que « Les bébé-boumeurs constituent une sorte de bulle, et ils traversent petit à petit cette tranche d’âge. Ils ont fait face à beaucoup de circonstances uniques qui n’existaient pas vraiment avant eux. Il s’agit également d’une génération assez nombriliste. Les milléniaux sont considérés comme la première génération égoïste, mais les bébé-boumeurs l’ont été bien avant eux. »

Même si chaque cas présente des dimensions uniques, Lynn Kaplan, une doula de Toronto qui accompagne des personnes de tous âges en instance de divorce, ou qui viennent de divorcer, tout au long de la période de turbulences qu’elles traversent sur les plans émotionnel et financier, explique que ses clients les plus âgés sont souvent des personnes dont le « nid est vide ». « Après le départ de leurs enfants, les conjoints constatent n’avoir rien de plus en commun et se demandent ce qu’ils font encore ensemble », ajoute-t-elle. « Il y a aussi le groupe des personnes qui veulent éviter les bouleversements d’un divorce alors que leurs enfants sont encore à la maison. Une de mes clientes mariée depuis 48 ans m’a confié qu’elle savait qu’elle voulait partir alors que ses enfants étaient jeunes ». Elle souligne qu’« une fois que leurs enfants sont partis et qu’ils ont le sentiment de s’être acquittés de leurs responsabilités, ils estiment qu’il est temps pour eux de reprendre leur vie en main. »

Quel que soit leur parcours, les couples qui divorcent à un âge avancé s’intéressent généralement à des questions juridiques différentes de celles qui préoccupent les couples qui se séparent à un plus jeune âge, remarque Stéphane MonPremier, avocat spécialisé en droit de la famille à Ottawa. « Leurs préoccupations sont avant tout d’ordre financier et immobilier. L’une des choses que j’apprécie chez les clients plus âgés est l’absence des problèmes liés aux enfants comme c’est le cas pour les gens dans la vingtaine, la trentaine ou la quarantaine. »

Comme les lois d’autres provinces et territoires canadiens, la Loi sur le droit de la famille de l’Ontario exige le partage de la richesse accumulée entre la date du mariage et la date de séparation. Habituellement, le conjoint au patrimoine net le plus élevé effectue alors un paiement de péréquation au profit de l’autre. Il n’est pas évident de démêler l’entrelacs des actifs cumulés pendant des dizaines d’années, mais M. MonPremier affirme que cela n’a rien de comparable aux conversations houleuses en cas de désaccord sur la garde des enfants.

« Les jeunes couples s’invectivent et s’insultent copieusement », mentionne-t-il, avant d’ajouter que les divorces initiés plus tard dans la vie ont tendance à prendre une tournure plus amicale. « En vieillissant, les gens me semblent un peu plus sages et bien plus indulgents. Ils ont une bien meilleure capacité à prendre du recul sur les choses. »

Aux personnes tentées de donner suite à l’amertume que suscite la rupture en campant sur leurs positons et en se battant pour défendre le moindre de leurs droits, aussi petit soit-il, Mme Korn n’a qu’un conseil : évitez de le faire. « Le moment est très mal choisi pour entamer un divorce très conflictuel, parce que vous n’aurez pas le temps de remplacer tous vos biens. Engloutir des sommes folles en frais d’avocats revient un peu à brûler son argent. Au bout du compte, vous avez déjà accumulé la majeure partie de votre patrimoine et vous en aurez besoin dans les années à venir. C’est pourquoi je dis aux adultes dont les parents se séparent que la meilleure chose qu’ils puissent faire est de les soutenir plutôt que de remuer le couteau dans la plaie. »


« Quand il y a des enfants et des petits-enfants, on souhaite honorer la dynamique familiale », enchaîne Mme Sachs. « Les gens veulent mettre fin à la relation de manière à gagner et à conserver le respect de leurs enfants » — Eva Sachs


D’autres formes de règlement des différends, comme le droit familial collaboratif et la médiation, sont populaires auprès des divorcés plus âgés qui recherchent une option moins conflictuelle et ne souhaitent pas se livrer une guerre sans merci devant un tribunal, selon Mme Sachs, coauteure de Mme Korn. Mme Sachs affirme aussi que les règlements négociés favorisent le maintien d’une relation fonctionnelle et continue entre anciens conjoints dont les liens ne sont pas si faciles à rompre. « Quand il y a des enfants et des petits-enfants, on souhaite honorer la dynamique familiale », enchaîne Mme Sachs. « Les gens veulent mettre fin à la relation de manière à gagner et à conserver le respect de leurs enfants ».

Mme Kaplan explique que, en tant que conseillère conjugale, elle consacre une grande partie de ses efforts à préparer ses clients à encaisser les chocs émotionnels qu’ils pourraient recevoir de sources inattendues à la suite de leur décision de se séparer. « Les gens pensent que c’est facile pour les enfants adultes. Mais, d’une certaine façon c’est plus difficile, parce qu’ils ont vu leurs parents ensemble pendant plus longtemps », remarque-t-elle. « Il faut donc déterminer qui peut voir les petits-enfants et quand, et qui peut être dans la même pièce avec qui et à quelle fête. Les enfants adultes peuvent se sentir coupables et déchirés lorsqu’ils essaient de comprendre ces problèmes qui sont tout nouveaux pour eux. »

Les pensions constituent un autre volet étonnamment émotionnel des divorces gris, signale Mme Korn. Certains conjoints sont surpris de découvrir que les régimes à prestations déterminées, de même que les REER et autres placements, sont assujettis à la péréquation au même titre que les voitures, les chalets et d’autres biens. « Aux yeux de la personne qui a cotisé, sa pension revêt un caractère spécial en raison des efforts qu’il lui a fallu pour la cumuler », observe Mme Korn. « Pour certaines personnes, elle est tout aussi importante sur le plan affectif que la maison familiale ou le chalet. » Et, pour de nombreux employés fédéraux de longue date, le poids financier de la pension peut facilement égaler ou surpasser celui des biens immobiliers du couple, ajoute-t-elle.

D’un autre côté, M. Peticca indique que les modifications législatives apportées au début de la décennie ont permis d’alléger le laborieux processus d’évaluation des pensions en évitant d’avoir à obtenir des avis actuariels et en permettant le fractionnement des pensions à la source. « C’est une formule très précise et les chiffres sont faciles à calculer », enchaîne-t-il.

Mme Sachs explique que les nouvelles règles permettent aux parties de trouver des solutions financières plus créatives lors de la séparation. Selon la situation personnelle du titulaire de la pension, les ex-conjoints peuvent utiliser les fonds de retraite pour couvrir un paiement de péréquation. D’autres préfèrent réaliser un transfert d’actifs sans décaissement entre les instruments de placement. « Cela résulte généralement en une combinaison de paiements en espèces et de transferts d’autres actifs », précise-t-elle. « Il faut tenir compte des conséquences fiscales de chacune de ces options, de l’impact qu’un transfert pourrait avoir sur le revenu futur du titulaire initial de la pension. »

« Pour pouvoir prendre la décision la plus éclairée qui soit, il vaut mieux que les gens fassent le plus possible de calculs », ajoute-t-elle. « Il serait malheureux que quelqu’un regrette d’avoir signé une entente six mois plus tard. »

En plus de décrire les options immédiates de partage des biens possibles en cas de divorce, Mme Sachs encourage ses clients à réfléchir à l’avenir et à la façon dont ils financeront leur fin de vie. « Je conçois les divorces gris comme un chamboulement financier assorti de quelques implications légales », précise-t-elle.

D’une certaine façon, Mme Sachs considère que son travail est plus facile avec les clients plus âgés qu’avec les jeunes divorcés au milieu de leur carrière qui sont encore en phase d’accumulation d’actifs. « Si vous êtes retraité ou sur le point de l’être, peu de choses vont changer. Il y a davantage d’éléments connus que d’inconnues. La planification et les prévisions financières sont beaucoup plus réalistes », déclare-t-elle.

Cependant, la réalité pourrait être difficile à encaisser pour ceux qui avaient déjà dressé leurs propres plans de retraite en partant de l’hypothèse que leur mariage se maintiendrait, enchaîne-t-elle. « Certains envisagent de prolonger leur vie active de quelques années, et beaucoup ont déjà songé à réduire la voilure en ce qui a trait à leur logement. Le changement peut être énorme. »

Les sites de rencontre en ligne ont révolutionné un autre aspect de la vie des Canadiens âgés divorcés. « Divorcer à 55 ou 65 ans était synonyme de passer le restant de sa vie seul, mais ce n’est plus tellement le cas maintenant, parce qu’il se présente bien des occasions de refaire sa vie avec quelqu’un », estime Mme Sachs.

L’avocate en droit de la famille Mary Jane Binks, associée du cabinet Augustine Bater Binks s.r.l. établi à Ottawa, avertit néanmoins que les relations nouvelles s’assortissent de risques nouveaux et incite les divorcés gris à envisager de rédiger des contrats de mariage ou de cohabitation avant de prendre des décisions importantes. Les clients plus âgés qui ont déjà été mariés ne sont généralement pas très difficiles à convaincre, surtout lorsqu’ils des enfants adultes, ajoute-t-elle. « Ceux qui se remarient dans la soixantaine et plus tard abordent généralement la relation avec un état d’esprit différent. Ils veulent éviter à leur progéniture d’avoir à partager certains biens avec le nouveau partenaire, et ils sont moins superstitieux au sujet des contrats de mariage que les jeunes couples, qui semblent penser que le fait d’en signer un entraînera leur rupture. »

 

Cet article a été publié dans le numéro de l'hiver 2019 de notre magazine interne, Sage. Veuillez télécharger la version intégrale de l’article ou du numéro, et feuilletez nos anciens numéros!