Une pionnière de l’aviation

09 septembre 2022
Maryse Carmichael.
Maryse Carmichael a pris sa retraite de l’Aviation royale canadienne en 2013 et travaille maintenant pour CAE, une entreprise qui fournit des technologies de formation, de simulation et de modélisation de pointe, ainsi que des solutions de réalité virtuelle et d’analyse à des clients civils et militaires du monde entier.
 

La première pilote canadienne de Snowbirds n’a pas eu le sentiment d’avoir surmonté plusieurs obstacles pour accéder à l’élite de l’Aviation royale canadienne (ARC). Elle ajoute néanmoins qu’un débat absolumentindispensable a lieu actuellement sur la façon dont l’armée traite les femmes et qu’elle aimerait apporter un élément de solution.de croisements en passe frontale et d’autres manœuvres solos pendant que les autres se préparent à réaliser une formations des plus difficiles : le Double-Take. Le pilote no 1, le chef d’équipe qui, à 90 mètres d’altitude, entame une ascension, ordonne aux nos 2 et 3 de « passer en vol inversé », soit se mettre sur le dos. Quelques secondes plus tard, la formation au complet effectue la manœuvre, comme si une énorme spatule invisible l’avait retournée, laissant les nos 1 et 4 inversés. Le chef d’équipe ordonne alors aux quatre avions de se remettre sur le ventre.

Les spectateurs, qui se concentrent sur les solos, n’ont pas nécessairement conscience de la virtuosité requise pour retourner ainsi ces Tutors à une vitesse de 280 nœuds (520 kilomètres à l’heure), les extrémités des ailes à environ deux mètres de distance. Pour voler sur le  dos, il faut faire exactement l’inverse de ce que l’on a appris à l’entraînement :  on déplace le manche vers la droite et l’avion vire à gauche. Ce qui devient désagréable à mesure que le sang afflue dans le cerveau, sans compter que votre moteur menace de s’embraser après environ 25 secondes.

Le Double-Take est si difficile qu’il a été supprimé du programme de démonstration des Snowbirds pendant plusieurs années. Mais en 2000, lorsque Maryse Carmichael, alors capitaine, a intégré la prestigieuse équipe de voltige de l’ARC, le Double-Take figurait de nouveau au programme. Défi ultime en termes de compétence, de professionnalisme, de travail d’équipe et de confiance, il incarne les idéaux de l’armée et est la formation préférée de cette femme qui voulait conquérir l’impossible en donnant une impression de facilité déconcertante.

Cet automne, Mme Carmichael sera intronisée au Temple de la renommée  de l’aviation du Canada, en hommage  à sa carrière historique au sein des Forces armées canadiennes et, plus  tard, à son ascension au sein de l’entreprise aéronautique de Montréal, CAE. Première femme pilote de démonstration au Canada et dans le monde, elle a été la première femme à commander les Snowbirds.

Pour comprendre l’importance de cet honneur, il faut savoir qu’aujourd’hui, moins de 10 % des 1 400 pilotes de l’ARC sont des femmes. Seules sept sont devenues pilotes de CF-18 dans toute l’histoire de l’ARC, dont sa plus récente diplômée, la capt Kathryn Guenther. Et seule une autre femme, la capt Sarah Dallaire, a été pilote pour les Snowbirds. « Je pense que Maryse n’aura jamais conscience du nombre de personnes qu’elle a influencées », précise la capt Dallaire. « Je pouvais toujours compter sur elle pour montrer l’exemple. »

Après chaque spectacle aérien, les Snowbirds analysent chacune de leurs manœuvres pour tirer des leçons de leurs erreurs et viser la perfection la fois suivante. Par extension, quelles leçons de l’expérience de Mme Carmichael pourraient inciter plus de femmes à devenir pilotes, à emprunter la trajectoire de vol la plus difficile et à exceller?
 

Des débuts sans entraves

En 1980, l’ARC a ouvert le groupe professionnel des pilotes aux femmes. En 1989, le Tribunal des droits de la personne a ordonné que la quasi-totalité des postes militaires soient à la portée des femmes. Au début des années 90, les premières femmes pilotes étaient

« opérationnelles ». Et elles consultaient déjà les médecins de l’air, comme Karen Breeck, pour leurs préoccupations médicales, par exemple comment voler en toute sécurité pendant la grossesse.

L’intégration a été promulguée si rapidement que les travaux de recherche et de mise en place de politiques fondées sur des preuves en mesure de répondre aux besoins uniques des femmes au sein de l’armée n’en étaient qu’à leurs débuts. « Je savais que pour améliorer la situation des femmes, il nous fallait davantage de connaissances », explique Mme Breek. En 1999-2000, elle a donc mené une étude comportant des entrevues avec les  33 femmes pilotes de l’ARC de l’époque, dont Mme Carmichael. Elles avaient beaucoup de points communs.

Pour commencer, la plupart d’entre elles avaient découvert le monde de l’aviation étant enfants, bien souvent lors de spectacles aériens. Elles avaient le soutien de leur famille, et bien souvent des modèles masculins. Beaucoup d’entre elles avaient également rejoint les Cadets de l’ARC, une organisation qui a permis à des générations d’adolescents d’obtenir gratuitement leur premier brevet de pilote.

Après avoir été formée par l’Escadron no 630 des Cadets de l’air, près de Québec, Mme Carmichael était déjà pilote privée à l’âge de 17 ans, avant même d’avoir son permis de conduire. Ses trois frères aînés avaient fait partie de l’escadron, et la famille assistait régulièrement au spectacle aérien international de Bagotville, à La Baie, au Québec. C’est là qu’elle se souvient distinctement d’avoir vu, à l’âge de sept ans, son premier Grand losange, la formation classique à neuf appareils des Snowbirds. Son grand frère Eddy se rappelle plutôt à quel point il aimait pique-niquer dans l’odeur du carburant des avions.

Eddy a intégré l’ARC, suivi naturellement par sa petite sœur qui s’est ainsi enrôlée à l’âge de 19 ans : « Je me souviens de m’être dit : “Si Eddy peut le faire, alors je peux aussi” », précise Mme Carmichael. « J’étais peut-être naïve, mais je n’ai pas vu les obstacles étant jeune. »

Il va sans dire qu’il existait des obstacles à l’époque, et qu’il en existe toujours aujourd’hui. Plusieurs enquêtes, de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme de 1970 à la dernière menée par la juge à la retraite de la Cour suprême Louise Arbour, ont mis en évidence des cas d’inconduite sexuelle, des actes de discrimination, des préjugés inconscients et d’autres obstacles systémiques à la diversité et à l’inclusion au sein de l’armée. Lors de la publication du rapport Arbour en mai, le chef d’état-major de la Défense, le gén Wayne Eyre, a promis une réponse rapide de la part de l’ARC qualifiée de « nécessité absolue », pour améliorer sa feuille de route au sujet des femmes, de la diversité et de l’inclusion.

Dans les années 90, la génération de femmes pilotes dont Mme Carmichael fait partie a simplement commencé à réécrire les politiques les concernant.  À son arrivée à l’école de pilotage de  la 15e Escadre Moose Jaw, en Saskatchewan, en janvier 1993, pour sa formation de pilote d’avion à réaction, elle a été affectée à une caserne pour femmes, mais a rapidement demandé à être transférée dans la caserne des pilotes — tous des hommes — en dépit de l’absence de logements mixtes à cette époque. « À 21 ans, je n’avais pas peur de leur dire : “Je sais que cela fait longtemps que vous avez vos habitudes, mais ça va changer”. Pour réussir, j’avais besoin des mêmes renseignements que les autres pilotes et d’être avec eux; je ne pouvais pas être différente », explique-t-elle.

L’avion à réaction des Snowbirds illustre le défi que cela représente. Le poids minimum requis pour piloter un CT-114 Tutor est de 59 kg (130 lb), soit le physique d’un homme blanc moyen. Les vieux avions dotés d’un siège éjectable, comme le Tutor, ne tiennent pas compte du fait que le corps féminin est plus léger. Aujourd’hui encore, les femmes peuvent se voir interdire de piloter certains avions avant même de monter dans le cockpit.

Lorsque tous les yeux d’une école de pilotage sont braqués sur vous, un moyen d’aller de l’avant consiste à trouver d’autres personnes marginalisées avec lesquelles vous pouvez forger un sentiment d’appartenance. Bon nombre des pilotes de l’étude de Mme Breeck étaient francophones, un fait peu surprenant puisque les francophones représentent une proportion plus élevée du personnel militaire dans son ensemble (en 2015, 26,7 % de l’ARC, comparativement à  une moyenne nationale de 22,8 %). 

Mme Carmichael n’a ainsi pas été mise à l’écart parce qu’elle était une femme; elle a été admise dans la fraternité très unie des collègues pilotes et instructeurs francophones de l’ARC, dont faisait partie son frère, qui l’a protégée.

armichael and the entire Snowbirds team.

Mme Carmichael et l’équipe complète des Snowbirds, alors qu’elle en faisait partie. Elle se trouve à l’extrême gauche.
 

Obtention de son brevet de pilote

Lorsqu’elle a obtenu son brevet de pilote en 1994, la tradition voulait que l’officier examinateur (souvent un général) épingle les ailes sur son uniforme militaire. Elle a tenu à ce que cet honneur revienne à Eddy.

Pour Eddy, le simple fait d’avoir volé avec sa sœur est l’autre souvenir qu’il affectionne particulièrement — dans un Cessna avec les cadets de l’air; ensemble, comme instructeurs de pilotage de Tutor à Moose Jaw, ou dans un Challenger 601 du 412e Escadron de transport de dignitaires à Ottawa, et où ils ont transporté des ministres, des gouverneurs généraux et le premier ministre de l’époque, Jean Chrétien, à l’étranger.

Ils ont vécu beaucoup de bons moments à sillonner les différents continents, à échanger bien des plaisanteries dans le cockpit et à vivre une rivalité amicale pour les atterrissages en douceur. Ils se couchaient tôt pour pouvoir se réveiller plus tôt, afin de pouvoir voler encore plus longtemps. « Maryse n’a jamais eu de cesse de perfectionner son art », souligne-t-il. Et, à mesure qu’elle gravissait les échelons, elle posait des questions ou mentionnait ses inquiétudes à Eddy, qui faisait de son mieux pour lui répondre.

Il mesurait pleinement les enjeux pour sa sœur, ayant lui-même été témoin d’incidents troublants, dont une amie qui a mis un terme à sa formation de pilote de l’ARC, en dépit d’un talent manifeste. Une autre s’est vu demander par le commandant d’un camp de planeur des Cadets de l’air : « Sais-tu pourquoi le ciel est bleu et pas rose? ».

« Je pense que les femmes avaient besoin d’être plus fortes, qu’elles devaient, d’une certaine façon, se battre, ou qu’elles devaient oublier ceux qui tenaient des propos méchants à l’époque », se souvient Eddy.

En novembre 2000, à l’issue de sa deuxième tentative, Mme Carmichael a été acceptée au sein du 431e Escadron de démonstration aérienne, à Moose Jaw. Son premier essai infructueux, 

en 1997, lui avait appris à quel point il est important d’avoir confiance en soi. Une pilote qui remet en question son propre jugement peut présenter un risque pour la sécurité du vol. Pendant sa routine, elle avait brièvement douté de sa performance et cela avait été observé. « Votre ailier doit pouvoir mettre sa vie entre vos mains lorsque vous volez en formation serrée, il est donc impératif que tout le monde vous accepte », précise-t-elle.

Au sein de l’équipe, elle a occupé le poste d’ailier gauche intérieur (no 3), puis d’ailier droit intérieur (no 2). Preuve qu’il s’agit d’un poste à risque, c’est comme no 2 que son bon ami, le capt Michael Jasper Vanden Bos, s’était tué quelques mois plus tôt dans un accident à l’entraînement. Au fil des ans, l’équipe a connu 25 incidents aériens graves ayant causé la mort de huit pilotes et de deux passagers.

« Si je devais résumer ma carrière au sein des Snowbirds, je dirais que c’est d’abord et avant tout une question de travail d’équipe et de confiance, et cela inclut les techniciens qui réparent ces avions », lance-t-elle.

Des années plus tard, lors d’une cérémonie en plein jour en 2010, Mme Carmichael a couronné sa carrière avec les Snowbirds en acceptant des mains du commandant précédent les couleurs, l’écusson et les décorations (durement gagnées dans le ciel de l’Angleterre pendant la Seconde Guerre mondiale) de l’escadron. La nouvelle commandante a accroché au mur de son bureau une affiche sur laquelle on pouvait lire « En quête d’excellence », avec l’ambition de faire en sorte que l’équipe soit plus forte à son départ qu’à son arrivée.

À l’approche de la fin de son mandat de trois ans, un des pilotes est tombé malade, mettant en péril l’entraînement hivernal de toute l’équipe, qui a alors invité Mme Carmichael à la réintégrer temporairement. Une démarche qui témoigne de la confiance et de la reconnaissance gagnées au fil des ans. Cette mission s’est avérée d’autant plus mémorable qu’elle a effectué son retour à l’aire de trafic de la 15e Escadre Moose Jaw sous le regard de ses filles Georgia et Danielle, aujourd’hui âgées de 16 et 13 ans, respectivement.

« La diversité remet en question votre façon de penser. »

Les dernières années de la carrière militaire de Mme Carmichael ont été marquées par un mariage, la maternité et des affectations au sol et opérationnelles (en alternance avec celles de son mari et pilote de F-18, le lcol [à la retraite] Scott Greenough). Elle a participé aux opérations de la 3e Escadre Bagotville, puis a piloté des avions CC-130 Hercules avec la 8e Escadre Trenton. Après son commandement à la tête des Snowbirds, elle a pris sa retraite de l’ARC en 2013.

Désormais, elle continue de soutenir les militaires canadiens comme leader d’opinion au sein de l’industrie aérospatiale, pour le compte de la CAE, une entreprise fondée par un ancien officier de l’ARC qui fournit des technologies de formation, de simulation et de modélisation de pointe, ainsi que des solutions de réalité virtuelle et d’analyse à des clients civils et militaires du monde entier

dans les domaines aérien, terrestre, maritime, spatial et cybernétique. CAE est également l’un des plus importants prestataires au monde de formations au pilotage pour débutants. L’entreprise possède même ses propres centres de formation et flottes d’aéronefs.

En sa qualité de conseillère spéciale de CAE pour la formation des équipages, Mme Carmichael travaille sur des mandats comme le Programme de formation du personnel navigant de l’avenir. Il s’agit d’un projet de formation exhaustive, qui forme la prochaine génération de pilotes et d’équipages au Canada. Elle vient également d’obtenir un diplôme de maîtrise en administration des affaires avec spécialisation en aérospatiale de l’École de commerce de Toulouse, en France.

En dépit de ses 30 ans de carrière dans le secteur de la défense et de son statut de pionnière, elle ne parvient toujours pas à expliquer avec certitude le faible nombre de femmes pilotes, mais elle attribue en grande partie sa réussite « à toutes les personnes — des hommes principalement — qui m’ont soutenue, guidée et encadrée au fil des ans ». Elle souligne aussi que, pour ceux qui ont cru en elle, « avant tout, j’étais une pilote militaire; je ne pense pas que le fait que je sois une femme ait eu de l’importance. »

Membre de Retraités fédéraux depuis janvier 2022, Mme Carmichael admire le courage des femmes — et des hommes —qui ont survécu à la violence et au harcèlement au travail et qui en parlent pour apporter des changements positifs. Sa propre expérience a toutefois été très différente, et elle reste prudente face aux stéréotypes généraux que véhicule la culture militaire. L’armée a adopté la parité salariale depuis plus de 50 ans, ainsi que le congé parental prolongé et des compléments de congé de maternité qui soutiennent la comparaison avec la mosaïque incohérente du secteur privé.

« Je pense que Chris Hadfield a très bien résumé la situation lorsqu’il a dit : “Si ce sont uniquement des hommes ou uniquement des femmes qui prennent les décisions importantes, vous vous y prenez probablement mal” », estime Mme Carmichael. « La diversité remet en question votre façon de penser et fait ressortir des facettes différentes de l’être humain; c’est la raison pour laquelle il faut impliquer tout le monde. »

Boucler la boucle

Ce que Mme Carmichael aimait le plus lorsqu’elle était pilote des Snowbirds, c’était de voir des femmes très âgées lui confier « à quel point elles auraient aimé pouvoir être pilotes ». Plus tard en 2017, elle a accueilli la capt Dallaire dans l’équipe des Snowbirds. Aujourd’hui, ses deux filles sont cadettes de l’air et se passionnent pour l’aviation et l’espace.

On sent que la boucle est bouclée et que les femmes pilotes se doivent d’être les gardiennes d’un héritage transmis d’une génération à l’autre.

« J’ai profité des acquis pour lesquels de nombreuses femmes se sont battues — et de ce à quoi de nombreuses femmes dans d’autres pays n’ont toujours pas accès », souligne-t-elle.

Aujourd’hui, c’est en tant que vétérane que Mme Carmichael observe la façon dont l’armée va répondre aux nouveaux appels au changement, avec nostalgie. Une discussion absolument indispensable sur l’avenir de l’ARC est en cours, poursuit-elle, et « j’aimerais vraiment apporter un élément de solution. » Selon la plupart des gens, elle l’a déjà fait.

 

Cet article a été publié dans le numéro du l'été 2022 de notre magazine interne, Sage. Maintenant que vous êtes ici, pourquoi ne pas télécharger le numéro complet et jeter un coup d’œil à nos anciens numéros aussi?